Au début du XXe siècle, l’architecte américain Louis Sullivan a su résumer le principe même du fonctionnalisme par son célèbre aphorisme form follows function (la forme suit la fonction). Autrement dit, arrêtez de vous prendre la tête à propos de l’esthétique des bâtiments mais pensez plutôt à leur utilité.

Ce principe a été repris par de célèbres architectes comme Le Corbusier puis par l’ensemble des modernistes qui l’ont élevé au statut de dogme. Nous allons faire une balade dans le nouveau quartier du Trapèze à Boulogne-Billancourt afin de vérifier si ce dogme règne toujours en maître.

Les portes d’avant et d’aujourd’hui

Pour mettre en application le principe du fonctionnalisme, prenons l’exemple d’une entrée d’immeuble . A quoi sert-elle ?

  1. A permettre l’accès aux étages
  2. A limiter l’accès aux personnes habitant le bâtiment

D’un point de vue fonctionnel, l’entrée doit donc se limiter à une porte avec un accès sécurisé. Rien de plus.. Et c’est bien ce dépouillement que l’on retrouve encore sur nombre de constructions contemporaines comme celles notamment du quartier du Trapèze .

Les entrées ci-dessus sont celles d’immeubles construits récemment dans les quartiers très chers et recherchés de Boulogne-Billancourt (quartier du trapèze) et du quartier Masséna Nord dans le 13e arrondissement de Paris. Les promoteurs immobiliers semblent mettre beaucoup de zèle à bâtir des entrées de plus en plus minables. Quand on les compare aux entrées d’immeuble des quartiers tout aussi recherchés et chics du début du 20e siècle, (ou même à de vieilles bâtisses médiévales de Malte) on mesure le fossé idéologique et esthétique qui sépare ces deux époques.

 

 

Les splendides portes et portails ci-dessus illustrent la grande variété des matériaux utilisés à l’époque tels que la pierre de taille, le bois, le métal, la brique ou la céramique… de styles tels que le néo-gothique, le classique, l’art nouveau, le Grand Style Louis XIV… et de savoir-faire d’artisans tels que les ébénistes, les sculpteurs et tailleurs de pierre, les céramistes, les ferronniers.

L’utilité de l’inutile

C’est bien le dogme du fonctionnalisme qui a mis fin à toute cette variété de styles et de matériaux. Cette vision matérialiste, qui heureusement s’est limitée au domaine de l’architecture, oublie que l’Homme a autant besoin de choses inutiles que de choses qui ont une réelle utilité.  Réfléchissez-y, quel est l’utilité de l’amour, de l’amitié, de la musique, du cinéma, ou même des jeux-vidéo et de la littérature ? Pourtant ce sont bien toutes ces choses qui donnent un intérêt à nos existences. Il en va de même de la beauté.

Mais revenons à notre nouveau quartier du trapèze. Depuis le début des années 2000, les promoteurs construisent partout en France, et notamment à Boulogne-Billancourt, des immeubles d’habitation où l’on peut constater le grand retour des fenêtres tout en hauteur alors même que Le Corbusier et les modernistes ont toujours privilégié les fenêtres en bandeau (qui ont souvent l’inconvénient d’être fixes). Voilà enfin un peu de liberté par rapport au grands principes de l’architecture moderne. Cependant au 21e siècle, devoir réutiliser à l’identique les traditionnelles portes-fenêtres avec garde-corps auraient probablement été vécu par les architectes et promoteurs contemporains comme un affront inacceptable.

Ci-dessus façades de diverses époques avec portes-fenêtres et garde-corps

La mode actuelle consiste donc à remplacer les garde-corps et les balustrades par des allèges fixes en verre. (définition : l’allège est traditionnellement le petit mur plus ou moins fin qui sert d’appui à la fenêtre). Ces fenêtres sont constituées de deux parties : la partie haute est une fenêtre à battant, la partie basse est un panneau fixe vitré servant donc d’allège ou garde-corps.

Problème … Comment nettoyer une vitre que vous ne pouvez pas ouvrir ? A part en escaladant la façade, cela reste très compliqué. Ces vitrages fixes, surtout quand ils sont placés sur des rues passantes source de pollution,  se salissent rapidement au point de devenir pratiquement opaques.

Vous vous retrouvez avec une fenêtre très sale et pour le coup inutile.. mais après tout, peut-on considérer que les promoteurs ont failli ? On vous a vendu un appartement lumineux, pas un appartement qui le resterait.

Mais cette critique est facile et injuste, car la plupart du temps les habitants préfèrent de toute façon caler contre ces allèges en verre des meubles, voire un film opaque afin de préserver un minimum leur intimité. Dans ces conditions, pas besoin d’attendre des années pour rendre la chose inutile.

Parfois les promoteurs poussent le vice encore plus loin. Si vous ne pouvez pas accéder à la face extérieure de votre fenêtre : Quel type de volets installez-vous ?

volet roulant et vitre fixe

Des volets roulants bien évidemment, ainsi vous vous assurez que personne ne pourra jamais les nettoyer et les entretenir convenablement. La couleur ? …. bah blanc, logique, c’est beaucoup plus salissant. A plus de 9000€ en moyenne le mètre carré dans ce quartier de Boulogne Billancourt, il ne faudrait pas que la façade ait l’air propre.

La tradition de l’architecture moderne en grande partie toujours respectée

Mais d’autres promoteurs préfèrent s’en tenir à des solutions plus en phase avec l’académisme moderniste. Vous devez construire l’immeuble d’habitation ci-dessous en forme de U, évidement il y aura du vis-à-vis entre les deux branches de notre U. Quelle solution privilégiez-vous ?

 

Solution : vous déployez des baies vitrées immenses et des garde-corps en verre. Là, on respecte enfin l’esprit fonctionnaliste et moderniste cher au Corbusier. Pour s’accommoder de cette vie tout en transparence, les habitants ont adopté deux écoles : la première consiste à installer des canisses en roseaux, solution pas chère, efficace et sans entretien puis il y a l’école des plantes vertes, plus esthétique mais plus contraignante.

Façade et balcon vitrés – Boulogne-Billancourt

Toujours dans la même allée, l’immeuble au numéro 12 bâti en 2015 est l’illustration que les réalités de la physique peuvent parfois s’opposer à cette quête absolue de lumière. Le concepteur a jugé bon de retirer le poteau d’angle qui sert à soutenir les dalles en béton des loggias, réalisant ainsi un immense porte-à-faux à chaque étage.

Et il n’y a pas que le porte-à-faux qui soit raté, les garde-corps sont eux aussi assez remarquables. Constitués d’un  grillage très laid, ils sont fixés sur la partie verticale des dalles, retenant ainsi les déchets végétaux et la saleté. Bref, les idées se sont voulues originales mais la réalisation est plutôt désastreuse.

 

Et comme souvent dans les constructions récentes, on retrouve des balcons en porte-à-faux dont l’aspect se dégrade rapidement à cause des intempéries, voir aussi l’article Et les architectes oublièrent que la pluie tombe du ciel.

 

On termine ce tour du quartier du trapèze par une comparaison sur l’esthétique des bâtiments publics, voici l’école du 178 rue de Billancourt construite sous la 3ème république en 1916 dans le centre de la ville :

Voici la nouvelle école primaire du quartier du trapèze, pompeusement nommée école primaire des Sciences et de la Biodiversité et inaugurée en 2014. Attention une des photos ci-dessous ne correspond pas à la dite école mais à une image de l’étoile de la mort.

Comme on a pu le voir, l’architecture contemporaine évolue doucement et abandonne timidement le tout fonctionnel, on voit ainsi sur certains édifices des tentatives de recherches esthétiques…. mais toujours avec le parti pris qu’il est interdit de s’inspirer de tout ce que l’architecture a pu produire par le passé, sous peine d’être qualifié de passéiste. On en arrive à des situations absurdes où l’on réinvente la roue mais en la faisant carrée. c’est sans doute moins efficace et plus laid mais c’est moderne !

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Passionné d'Archi et de Réseau

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